La plupart des historien.ne.s s’entendent pour faire remonter l’essor d’une pensée féministe en histoire de l’art à la parution, en 1971, de l’article provocateur de Linda Nochlin intitulé : « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes?[1] » Ce que Nochlin interroge alors, ce n’est pas la valeur de l’œuvre des femmes, mais la construction même de la discipline de l’histoire de l’art. Pour elle, il ne suffit pas de dresser une liste de femmes « importantes » ou d’affirmer qu’il y a eu un art féminin, avec sa grandeur propre, mais méprisé pour sa différence, pour se libérer des canons de l’histoire de l’art occidentale[2]. En appelant à un changement radical de paradigme, l’essai de Nochlin rend compte d’un moment charnière où les chercheur.se.s furent appelé.e.s à faire le constat des biais inhérents à une discipline qui, alors encore, excluait majoritairement la contribution féminine en proposant un récit centré sur quelques « grands maîtres » masculins.
En 1980, Roszika Parker et Griselda Pollock relancent le débat sur la place réservée aux femmes dans l’histoire de l’art en publiant Old Mistresses : Women, Art and Ideology[3], un ouvrage dans lequel elles s’attaquent frontalement à la question de l’absence des femmes dans les publications scientifiques. À l’instar de Nochlin, Parker et Pollock ne cherchent pas à prouver l’existence d’artistes femmes dignes d’intérêt, mais elles s’intéressent plus fondamentalement aux motifs ayant mené à un « effacement presque systématique des femmes de l’histoire de l’art[4] ». Remettant à leur tour la discipline en cause, les deux historiennes de l’art rappellent que « the way the history of art has been studied and evaluated is not the exercise of neutral «objective» scholarship, but an ideological practice[5]. »
Le chemin parcouru
Cinquante ans après la parution de l’essai fondateur de Nochlin, la situation semble fort heureusement s’être améliorée. De fait, les récentes avancées historiographiques, dont témoignent les nombreuses publications, monographies et expositions thématiques, ont grandement contribué à la réévaluation de l’importance de l’apport des artistes femmes à l’histoire de l’art. Les Artemisia Gentileschi, Sofonisba Anguissola, Berthe Morisot, Sonia Delaunay, ou, plus près de nous, Emily Carr, Louise Bourgeois et Marcelle Ferron ont ainsi progressivement regagné leur place dans l’histoire de l’art écrite et enseignée. De plus, la multiplication d’actions militantes ayant vu le jour dans les dernières décennies a permis à des figures longtemps négligées, voire oubliées, de réintégrer les collections des institutions muséales. Qui peut oublier le slogan délicieusement irrévérencieux « Do women have to be naked to get into the Met.Museum? » scandé par le collectif des Guerilla Girls en 1981[6]? Les allié.e.s de la cause ont souvent redoublé d’ingéniosité et d’audace afin de révolutionner le milieu. Pensons notamment au Baltimore Museum of Art qui, en 2019, annonçait que l’entièreté de son budget d’acquisition pour l’année 2020 serait dédiée à l’achat d’œuvres de créatrices[7]. À l’occasion de cette annonce, qui fut accueillie avec grand bruit, le conservateur du BMA, Chris Bedford, réitéra avec conviction sa volonté d’éveiller les consciences aux biais de la discipline : « To rectify centuries of imbalance, you have to do something radical![8] » Car il ne suffit pas de prendre une femme comme objet d’étude pour modifier l’histoire de l’art. Trop souvent, d’ailleurs, on a vu des expositions tomber dans le piège du « biographisme » au détriment d’une véritable appréciation historique et esthétique des productions féminines (le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions)[9]. Malgré quelques écueils, il semble aujourd’hui permis d’entrevoir l’avenir avec un certain optimisme. Il reste beaucoup de travail à faire, mais le verre est peut-être désormais à moitié plein.
Vers une histoire féministe de l’art
Dans l’introduction de la dernière séance du MOOC « Elles font l’art » réalisé par le Centre Pompidou de Paris, l’historienne de l’art et professeure à l’UQAM Thérèse St-Gelais invite à la réflexion : « Et si nous voulions maintenant – non pas simplement écrire une histoire de l’art des femmes, mais écrire plutôt une histoire féministe de l’art. C’est-à-dire une histoire qui revoit un mode de pensée laissant ainsi la place à ce qui apparaît hors cadre ou hors norme[10]. » Par cette proposition, St-Gelais convie à emboîter le pas aux études féministes qui, depuis plusieurs années déjà, ont fait de l’intersectionnalité un critère d’analyse incontournable. La critique féministe postcoloniale (ou décoloniale) fait en effet valoir que les expériences des hommes et des femmes sont multiples et se situent toujours à différentes intersections[11]. Une approche féministe intersectionnelle de l’histoire de l’art permettrait en ce sens de lutter contre la discrimination sur plusieurs fronts en renversant, d’une part, la marginalisation historique de l’art des femmes, mais aussi celle des artistes racisé.e.s, appartenant à la communauté LGBTQ+, etc.
En conclusion, et dans cet esprit d’inclusivité, permettons-nous de souligner l’effort exemplaire du comité organisateur du Colloque étudiant du département des sciences historiques de l’Université Laval qui présentait, du 3 au 5 mars 2021, sa XXIe édition, sous le thème « Femmes, genres et histoire ». En effet, en plus des différents panels traitant de thèmes aussi variés que les mouvements sociopolitiques de femmes ou la mise en récit de soi, cette récente mouture proposait une série de tables rondes abordant la question de la présence/absence des femmes racisées et des communautés queer dans les récits historiques. La qualité des échanges auxquels ont donné lieu ces discussions témoigne avec éloquence de la richesse que peut apporter une telle pluralité de voix.
Pour déconstruire les biais genrés du milieu et aspirer à une histoire féministe de l’art, il est nécessaire de reconnaître les failles du passé. Alors à ceux.elles qui se plaindront de voir annoncée ENCORE une exposition féministe, répondons simplement : « Tant qu’il le faudra. »
Pour poursuivre la réflexion:
AWARE (Archives of Women Artists, Research and Exhibitions)
Coursera « Sexing the Canvas », Université de Melbourne.
MOOC – « Elles font l’art », Centre Pompidou.
Institut de recherches et d’études féministes de l’UQAM (IREFUQAM)
Institut Femmes, Sociétés, Égalité et Équité (IFSÉÉ) de l’Université Laval
Doctorante en histoire – concentration histoire de l’art – à l’Université Laval/Université de Genève, sous la direction conjointe de Françoise Lucbert et de Béatrice Joyeux-Prunel, Florence Gariépy s’intéresse aux construits de l’art moderne ainsi qu’aux notions d’identités, de genres et de féminisme s’y rapportant. Passionnée de médiation culturelle, elle a assuré conjointement le commissariat de différents projets d’exposition (EXOMARS, 2019; Ostentation, 2022), en plus d’occuper depuis trois ans un poste de guide-animatrice au sein du Musée national des beaux-arts du Québec.
À l'est de vos empires vous prépare une sélection hebdomadaire d'activités culturelles à faire à Québec.