Le sommeil ne viendra pas. La peinture du plafond de la chambre est parsemée de petites craquelures qui se précisent à mesure que la lumière du matin traverse les rideaux. Des morceaux de plâtre séché donnent du relief un peu partout. Une fine ligne de poussière, accrochée par la tête, ondoie dans un coin et la marque ovale de l’ancien luminaire se distingue autour du nouveau qui le remplace, plus petit et décentré.
Il avait insisté pour se taper tous les plafonds du condo. Il n’était pas meilleur qu’un autre, mais on s’entendait tous à dire que c’était sa job. Pope fait les plafonds et on s’occupe du reste. Les premières résidences des trois frères y sont toutes passées. C’était sa façon de nous féliciter. Son cadeau personnalisé. Ça lui ressemble un peu. Tout ce blanc étendu, couche par couche, tope au bec, une bière dans un coin. Prêt à endurer l’usure du temps, dans un mutisme instinctif, naturel, presque violent. Une peinture prête à tout soutenir, muette.
Le ventilateur s’entête à pousser un air moite qui colle à la peau. Je retire mollement mes sous-vêtements. L’oreiller sur le front, sa taie tirée jusqu’au nez, les coudes écartés pour laisser couler la sueur le long de l’aisselle jusqu’au bas des côtes. Courte ligne de fraîcheur, aussitôt dissipée. L’air climatisé, inerte, est dans l’autre pièce. Mais la simple idée de fermer les fenêtres en attendant que la boîte de conserve s’active retire toute motivation. Mon amour dort profondément, à son habitude, le chien à ses pieds. Rien n’empêchera jamais ces deux-là de sombrer. Je tourne une dernière fois mon oreiller de côté, replace la taie au-dessus de chaque œil, pince le tissu à la base du nez pour contrer un tant soit peu la victoire prochaine des rayons.
Hier, j’ai enterré mon père.
La même phrase s’enroule et se resserre autour de ma tête. Elle se déconstruit et se recompose aussitôt. Il est parti. Il nous a quittés. Ce matin, il ne sera plus là. Des centaines de versions, toujours le même vide de sens.
Toutes ces poignées de mains blanches dans leurs costumes noirs, trop petits et mal ajustés. Toutes ces langues pâteuses qui transpirent le café filtre froid, les sandwiches sans croûte aux œufs et au jambon mélangés. Tous ces regards fuyants qui font semblant de trembloter. De vieilles amantes qu’on n’avait jamais vues, mais qui le connaissaient si bien. De supposés amis d’enfance qui insistent à ressasser leurs souvenirs défraîchis, censés nous faire sourire parce qu’il était tellement baveux, tellement drôle.
Quel homme ton père, hein! Ouais, quel charmeur, quel branleur. Mais maudite marde qu’il était donc bien drôle et vaillant et généreux. Non, mais il avait donc bien le cœur à la bonne place ce gars-là. Crisse qu’on pouvait compter sur lui. Un ostie de bon jack à marde, hein? Il va vraiment nous manquer beaucoup.
L’oreiller est trempé. Le chien descend du matelas vers la cuisine pour laper un fond d’eau dans sa gamelle. Le sommeil ne viendra pas.
— Bon, tu grimpes-tu Samy, ou tu grimpes pas?
La grosse roche offre un côté mousseux, facile à grimper et un autre très à pic, presque vertical, avec une large craque en plein milieu. Le jeu reste toujours le même, escalader toute la craque pour se hisser en haut. Tony dit que son grand frère l’a mesurée avec un galon et que ce serait plus que douze pieds. Seuls les grands peuvent y arriver.
— M’a essayer.
— Ouais, ben, t’essayes pas assez fort, là. Si t’es pas capable de grimper la grosse roche, t’es pas dans la gang des grands, c’est toute.
— C’pas juste. C’est mouillé, pis ça glisse.
— C’est toi qui es mouillé, Samy. Hey, Samy va mouiller son short! T’as peur de tomber? Cot cot cot. Samy est une grosse poule mouillée!
La bande éclate aussitôt de rire, les plus téméraires miment les singeries de leur idole. Big Fred se rapproche de quelques pas.
— T’inquiète pas, Samy, si tu glisses, j’vais t’attraper. Ça l’air haut, mais c’est pas si pire.
— Ouin, mais… T’es grand, toi.
J’essuie le plus possible mes mains sur mon jeans avant d’agripper les bouts de roche les plus secs. Un frisson très chaud me traverse la nuque aussitôt que le premier pied touche la paroi, mais la main énorme de Big Fred vient se poser dans mon dos pour me pousser légèrement vers le haut. Les plus jeunes trépignent déjà.
L’écho d’un rugissement déchire l’entrain général d’un coup sec. Une voix qui me fait perdre prise, tomber à la renverse dans les bras de Big Fred. Un autre cri et je suis sur mes pattes, traverse le petit groupe resté en bas rapidement et me retourne juste assez pour voir le sourire de Math, tout en haut de la grosse roche, victorieux.
— Dépêche, Samy. Papounet t’appelle.
— Samuel!
Mes jambes sursautent, puis accourent en fuyant les rires des autres enfants. Rien qu’au timbre de sa voix, je sais que la punition sera sévère.
Je sors des buissons des voisins, contourne notre piscine hors terre et accélère dans l’allée de gravier en sautant par-dessus les rosiers en fleurs de maman. La main sur la poignée de la porte avant, je prends une seconde pour essuyer le plus possible mes espadrilles sur le dos fatigué du hérisson et pousse la porte avec précaution. Il est assis à la table à manger. Malgré les quelques marches de l’escalier qui me séparent de l’étage, le miroir derrière la porte est assez haut pour refléter un coin de son gilet de laine. L’odeur brûlée du fer à cheveux de maman annonce une sortie. Je place les souliers discrètement à leur place. Les doigts qui transpirent. C’est vrai. On est jeudi.
— Tu viens, ou t’attends que je vienne te chercher?
Ils vont voir Louis jouer sa partie de basket-ball. Je dois garder Jeanne.
— Samuel. Tu réponds quand je te parle.
— J’arrive… je place mes souliers.
— Apporte le journal de l’entrée avec toi.
Le Soleil est encore roulé dans son panier. J’en saisis un bout, le secoue mollement, puis le replace aussitôt.
— Samuel.
— J’ai les doigts sales, papa. Je vais le tacher.
Les pattes de la chaise de cuisine frottent sur le plancher et il pousse son soupir irrité avant de venir poser une main sur la rambarde de l’escalier. Il a déjà ses souliers pointus en cuir aux pieds, sa montre argent au poignet. Ils sont vraiment en retard.
— On avait dit six heures.
— Oui…
Le robinet de la salle de bain cesse de couler.
— Pas six heures trente, Samuel. Six heures.
Mais la porte entrebâillée se referme doucement.
— Oui…
— Tu sais que tu es en retard.
— Oui…
— Bien. Prends le journal. Monte. Tout de suite.
Sa voix est lente et se veut rassurante. Je reprends le rouleau dans une main et le laisse pendre sur ma cuisse. Je fais un pas vers la première marche, hésite. Son mauvais genou trépigne.
— Bon. Ça suffit, toi…
Je lâche tout et me jette sur la porte, l’ouvre à la volée, mais il m’agrippe par le collet pour me rentrer en dedans. Les murs de l’entrée tremblent sous l’impact de la porte.
— Où est-ce que tu penses aller, hein?
Sa poigne se referme sur les cheveux, sur un bras, et me soulève à sa hauteur.
— Regarde-moi quand je te parle. Samuel! Ouvre les yeux et regarde-moi comme un homme. Crisse d’enfant gâté. Pourri!
La chute me fait crier. Le rack à souliers dans le dos m’empêche tout mouvement. Il ramasse le journal au sol, me le plaque au torse. Le souffle manque. De petits points noirs tachent son visage, ses mains. Saisi par le pantalon et les cheveux à nouveau, il me fait monter les quelques marches qui mènent au corridor, vers la chambre. Un nouveau cri s’échappe juste devant la salle de bain. Rien. Elle ne viendra pas cette fois. Il pousse la porte de la chambre d’un pied, me plante debout en face du lit et me botte de l’autre pied sur le matelas.
— Donne-moi ça, toi.
Le son des pages tordues. La première frappe qui fait perdre le souffle.
— Tu. Vas. Finir. Par. Écouter. Crisse. D’enfant. À marde. Hein? Tu vas-tu finir par écouter! Tu. Vas-tu. FINIR?
Le papier tordu retombe une dernière fois avant d’être balancé dans un coin. Il empoigne la mâchoire, force la tête à se relever, le crâne accoté au mur. La gifle ouvre les yeux tout en grand. L’oreille bourdonne aussitôt, à moitié sourde. Les poumons qui brûlent. Ses dents serrées à quelques centimètres du nez.
— Ré-ponds.
Refermer les yeux. Attendre la prochaine gifle qui ne vient pas. Rouvrir les yeux et fixer son œil, sans faire exprès. Son énorme poing défonce le mur, tout près. Il relâche tout. Le souffle rauque. Siffle quelques sacres encore avant de tourner les talons. La porte claque. Ses pas dans le corridor. Puis dans l’escalier.
— Josée, dépêche!
La porte de l’entrée fait encore trembler les murs. Un air glacial traverse mon ventre, mon sexe et mes pieds engorurdis. Une paire de talons claque rapidement du corridor à l’escalier. La porte d’entrée qui s’ouvre, hésite, et se referme doucement.
La tête toujours au même endroit, j’ouvre les yeux lentement avant de les essuyer. La maison bourdonne dans le calme retrouvé. Jeanne doit être dans le sous-sol devant l’ordi. Un peu de plâtre s’effrite du mur, sur mon épaule et dans les draps. J’en prends un morceau et le roule entre mes doigts. Il s’égraine aussitôt.
Le chien pousse du museau le bas de la porte pour m’observer, comme un extraterrestre qui prendrait des notes sur les habitudes d’un spécimen rare.
— J’ai l’air fou, mon gars, hein?
Rooster penche un peu l’oreille, l’air d’acquiescer plus qu’autre chose. Il s’approche finalement du bain, renifle sur mes doigts mouillés le sel d’Epsom et l’huile essentielle de lavande. Ça relaxe pas autant que ça devrait, mais ça sent bon. Et l’eau tiède rafraîchit plus que je l’aurais pensé. Dire qu’on est lundi, qu’il est pas encore midi et que j’ai le cul dans l’eau en train d’essayer de me faire un spa maison.
— La belle vie, hein, mon Rooster?
Il finit par me lécher le bout des doigts avec contentement, simplement heureux de ne pas passer la journée seul. Il n’a même pas bondi du lit lorsque j’ai ouvert la porte de notre chambre. Trop surpris de me voir revenir de sitôt. Certain que j’avais oublié quelque chose, que je repartirais dans la seconde. Puis, fou de joie de me voir m’étaler sur le divan. C’est pas comme s’il n’y avait pas mille choses à faire ici. L’enterrement s’est bien déroulé, mais, forcément, ça nous a pas permis d’avancer la liste des corvées d’une fin de semaine normale. En même temps, si je suis pour faire une pause, aussi bien la faire pour vrai.
Le cellulaire vibre sur le tapis de bain. Je repousse doucement Rooster et glisse plusieurs fois mon pouce sur l’écran pour voir le message entier.
Émilie :
T’as pas à te sentir mal
C’est bien fait que Sally te remette à ta place
J’t’avais dit de te reposer aussi
Elle va pas risquer sa job parce que t’as la tête dure
Va courir avec Rooster
Dors
Je t’envie presque
Oublie pas de rappeler ta mère
Faut cuire le poulet!
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Deux jours complets à rien foutre. Comme si je pouvais. À la minute près où je sors de cette horrible baignoire, mon cerveau va naturellement mettre en place un ordre du jour bien hiérarchisé de ce qu’il y a à faire dans le condo. Des plantes à arroser aux paires de bas chipées par Rooster, je vais me taper un grand ménage monstrueux censé mettre de l’ordre dans ma tête, mais qui va plutôt me taper sur les nerfs jusqu’à ce que je sois plus capable de me sentir moi-même.
Je plonge la tête sous l’eau et souffle doucement le plus de bulles d’air possible par le nez. Après quelques-unes de ces mini plongées, je sens que le souffle s’allonge, le temps passé en apnée aussi. Mais mes orteils manquent rapidement de sang, haut perchés contre le mur de céramique froid et je me rends compte de ma position grotesque. Je sors mon cul de l’eau sous le regard toujours mitigé de Rooster.
— Ça va, ça va, ton maître en a peut-être besoin, de deux journées. On va essayer d’en profiter, hein, mon loup?
Serviette de bain aux hanches, je traverse l’appartement jusqu’à la chambre en essayant de ne rien noter de la vaisselle du déjeuner dans la cuisine, ou du panier à jouets du chien qu’il vient de vider au sol avec un sourire à peine dissimulé. Je sors mes shorts de jogging d’hier du panier à linge sale et enfile un vieux t-shirt de sport. Habillé en mou, un lundi. Sally a raison, j’ai vraiment juste à me dire que c’est un long congé. Le Vendredi saint, la journée des Patriotes, ou la fête de la Reine, tiens. J’ouvre mon Snapchat et croise le miroir pour envoyer ma défroque à Émilie. Le téléphone me glisse des doigts. Le cœur dans la gorge, les jambes braquées à m’en asseoir sur le coin du lit.
Cette habitude qu’il a de me donner tout son vieux linge. Ses pulls de laine rendus trop grands que je roule jusqu’aux coudes. Ses chemises de lin et ses t-shirts en coton biologique. Tout ce qui ne cachait plus assez bien sa perte massive de poids. J’attrape le t-shirt par un coin, le retire et le jette dans un coin de la chambre.
Tellement maigre, assis dans sa causeuse vert olive toute râpée, les côtes saillantes, la tête basculée vers l’arrière. Il est mort comme ça, seul, comme un animal. Son poignet froid. Son bras rigide. Les cheveux noirs et blancs peignés vers l’arrière. Il sortait de la douche, sûrement. Sa longue douche du matin, brûlante à s’en mordre les joues.
J’ai crié son nom. Pas de Pope. Pas de papa, comme il voulait toujours qu’on l’appelle. Son prénom a résonné sur les murs du petit chalet qu’il rénovait en maison. Une dernière demeure face au fleuve, sur la Rive-Sud, avec un long terrain jusqu’à la grève. De quoi l’occuper à temps plein. « Pour que sa retraite reste un travail continuel, Sammy », qu’avait dit maman. Il faut pas qu’il s’arrête, qu’elle répétait. Qu’il en mourrait. « Tu dois comprendre, non? Vous avez ça aussi en commun. Vous vous ressemblez tellement, vous deux. »
Après l’avoir effleuré sur son fauteuil, j’ai pas pu le retoucher. Pas même pour fermer ses paupières grandes ouvertes. Il est mort seul, tout nu, sur sa serviette. Le sexe gonflé, noirâtre. Le ventre vide. Les lèvres bleues. Entrouvertes vers quiconque viendrait passer la porte. Un dernier baiser pour celui ou celle qui le trouverait là. Moi, évidemment. J’ai pas appelé personne. Le moustiquaire de la verrière a claqué derrière moi à cause des fortes bourrasques. Une centaine de pas sur son gazon fraîchement coupé pour descendre les quelques marches en fer vers la grève. Le fleuve, à l’étale. Aussi bas qu’il peut l’être. Aussi vide. Avec tout son courant qui prend une pause, avant de se jeter de plus belle sous les ponts, puis l’estuaire. Le vent bouscule le tout. Un rideau gris arrive de l’ouest. Une ligne de grains qui s’agrandit pas à pas. J’ai pas appelé personne. Pas tout de suite. Je suis resté sur la rive. Sa rive. Sûrement la dernière chose qu’il ait regardée avant de crever.
Les pneus de la voiture ronflent le long de l’allée de cailloux, les portes claquent, des rires s’étouffent. La porte de l’entrée se referme doucement. Quelques gloussements encore. Mon grand frère rejoint le sous-sol, les deux autres remontent le couloir jusqu’à leur chambre. Talons retirés, des bijoux sur la grande commode. « Louis a joué comme un pro. » « Il a peut-être de l’avenir là-dedans. » « Qui sait? » Elle glisse ses pantoufles jusqu’à la salle de bain. Il claque ses souliers vers nos chambres, tout au fond. La poignée de ma porte tourne avec délicatesse et il s’approche lentement du lit pour s’asseoir au bord en poussant un long soupir. Ça sent la gomme menthe fraîche Nicorette et les cigarettes Player’s, la bière et le parfum de maman. Une main chaude dans le dos. Remonte jusqu’à la base du cou. Fait des cercles lents autour des épaules. Des côtes. Descendent vers les hanches. Puis, remontent. Le bout de ses gros doigts dans les cheveux, les ongles coupés court grattent patiemment le cuir chevelu. Le cœur se détord. Le cerveau s’effondre.
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Amoureux des lettres et de tout ce qui s’y raccorde, Arnaud Lepoutre enseigne la littérature au niveau collégial depuis plusieurs années sans jamais laisser de côté ses petites bêtes de création qui le rassurent sur la beauté du monde et celle qui reste à construire.
Crédit photo : Emmanuelle Rivard
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