La marée basse

Un texte de Mélissa C Pettigrew

 

 

 

18 juin 2021, Maison bleue, Rivière-des-Vases, Kiskotuk « Terres dénudées à marée basse »

 

Aujourd’hui, le fleuve brille, donne soif et m’attire. Hier, je m’y baignais. Je pataugeais comme une enfant, les pieds éclaboussant la surface. L’écume s’accumulait autour de moi comme un nuage sur lequel j’aurais pu m’envoler à force de battre des jambes. L’eau semblait plus chaude que les vents caniculaires du sud-ouest.

 

Tout de la nature vit

et je grandis avec elle.

Les remous du fleuve se répètent maintenant 

et moi, assise à regarder ces éclaboussures en alternance,

comme les tic-tacs du cadran,

je vieillis.

Trente et un ans à m’asseoir

devant un fleuve insatiable

qui transporte des débris tranquilles,

des débris dociles

qui se laissent traîner patiemment

de marées basses en marées hautes,

d’une vague à l’autre.

 

 

8 août 2021, Maison bleue, Rivière-des-Vases, Kiskotuk « Terres dénudées à marée basse »

 

Ce soir, j’ai marché avec mes parents. Nous avons traversé la rivière via la passerelle. Je ne me souviens pas avoir déjà vu mon père marcher pour le plaisir de marcher. Je ne me souviens pas avoir vu mes parents marcher ensemble pour le plaisir de marcher. Je n’ai jamais marché aux côtés de mes parents pour le plaisir. Par le passé, nous marchions côte à côte par nécessité d’avancer dans la même direction. Pour aller chercher un outil là-bas, ou traîner une chaudière ici. Ce soir, nous avons simplement discuté de l’odeur vaseuse de la rivière, des fleurs vivaces qui réussissent à pousser à travers les roches et des glaces qui, au printemps, s’accumulent sur la rivière, trop pressées de goûter l’eau salée.

Mon père nous a confié qu’il n’avait jamais vu la rivière de ce point de vue-là.

J’ai trouvé ça beau.

Mon père a vécu toute sa vie à L’Isle-Verte mais, évidemment, ne connaît pas l’endroit sous tous ses angles. J’aime l’observer. J’aime qu’après tant d’années, le fait de marcher dans un sens ou dans l’autre change totalement la vision qu’il avait de cette eau vive qu’il a traversée des milliers de fois en voiture.

Nous étions tous les trois accoudés aux remparts. La rivière bien droite, décidée à prendre le large, s’ouvrait devant nous, en direction du fleuve. 

Le son de la chute, l’éclat du soleil couchant et un bouquet de parfums riverains. 

Ça n’a duré que quelques secondes et nous sommes repartis. 

 

 

2 septembre 2021, Maison bleue, Rivière-des-Vases, Kiskotuk « Terres dénudées à marée basse »

 

Nous quittons la maison bleue. 

Je pacte mes affaires dans la voiture. 

Retour vers la Grotte. 

Mes plantes paraissent déçues de quitter la lumière pour retourner dans les profondeurs de notre appartement.

 

16 octobre 2021, Rive-Sud de Québec, la Grotte, sous-sol du bungalow penché

 

Frustrée. Brisée. Comme arrachée de mon sol d’origine. J’ai passé l’été au fleuve, dans la maison bleue, l’air salin, le vent, les chants des oiseaux : la plus belle saison de ma vie. Chez moi, chaque matin m’appartenait. Je cueillais, je transformais les cueillettes, je peignais, je marchais afin d’installer des peintures sur les poteaux électriques. Tout ça s’est terminé en septembre, la vie devait reprendre le rythme creux de notre appartement. 

Depuis plusieurs jours, je suis perdue. Si je n’y retourne pas, je n’arriverai jamais à être celle que je dois être. 

Ma frustration me guide vers des comportements irrationnels. Je suis fatiguée, démotivée. 

Je cherche. 

Je cherche à partir d’ici. Il m’arrive de croire que je n’y arriverai pas. Il m’arrive de croire que j’ai gâché ma vie. Que mes créations n’existent pas réellement. Que j’imagine tout. Les peintures pourries, les textes flous, la musique, les sculptures qui s’effritent à chaque déménagement. Je pense que je suis ridicule, instable, trop exigeante. Je me sabote. Je ne suis pas fière de moi. Pas fière de ne pas avoir su m’offrir un endroit dans lequel je suis bien. Je me trouve triste et morose.

Certains jours, je tente d’oublier, mais rien ne suffit à faire disparaître le décor dans lequel je suis. Sous-sol sombre, triste, petit, bruyant. Ça continue d’avancer partout autour, pendant que moi, je périclite.

 

 

18 octobre 2021, Rive-Sud de Québec, la Grotte, sous-sol du bungalow penché

 

Aujourd’hui, bobettes, t-shirt, à jeun à midi, assise devant deux écrans d’ordinateur. M’être endormie la veille devant la télévision et mon cellulaire, me trouver moche, avoir peur, penser que je devrais me trouver un vrai emploi, penser que je n’ai pas d’avenir parce que je n’ai pas le pouvoir de me récompenser et de trouver la satisfaction d’être là, de créer toute seule des choses inutiles qui ne diront rien à personne. Avoir un bureau dans un walk-in, dans une salle à musique, de lecture et dans un atelier de peinture, le tout faisant environ six pieds par six pieds. Penser que je devrais donner tous mes vêtements, mes chapeaux, mes casquettes et partir dans ma voiture, dormir. Me rappeler que le manque d’espace reste le frein perpétuel à ma créativité. Rayer les plans de minimaison, de véhicule récréatif ou de vie nomade en voiture. Penser que je suis vraiment à côté de la plaque. Solutionner ma vie n’a jamais été aussi difficile.

Mais, la maison.

Mais, le terrain.

Mais, les oiseaux sans les bébés.

Est-ce que je vais pouvoir m’offrir un terrain pour accueillir des oiseaux un jour?

Je suis une brindille de paille que les hirondelles ne veulent même pas cueillir pour confectionner leur nid. Je suis la menace, celle qui crie de tout lâcher, de partir. Faire du yoga ou danser. Jeûner pendant plusieurs jours. Mais non, je suis trop gourmande. Je sors. Marche vers la piste cyclable. Je ramasse des feuilles mortes, j’imagine qu’elles enterreront mes écrans. Je pense à la sculpture, au dessin, à la peinture, aux mots. Je ne sais plus ce que j’ai envie de sculpter. Hier, c’était une pomme à moitié mangée. Sculptée d’abord par ma bouche et ensuite par un couteau. Elle a atterri à la poubelle. Ce n’est pas moi qui l’ai jetée. Je l’aimais. Pas assez pour m’assurer qu’elle reste sur le comptoir. Quelqu’un l’a prise. Quelqu’un qui me demande de parler, mais je n’ai même plus de mots. Je retire mes paroles à mesure qu’elles me viennent. Je ne m’épuiserai plus à répéter les mêmes formules de fille dépressive-déçue-dégoûtée. Je risque la noyade interne à force de retenir mots, larmes et cris. Capricieuse. Je suis menstruée. Je parle plus fort, je pleure moins fort et je ne ris plus. Je suis sur un neutre d’épouvante. Aujourd’hui, je sais que même mon nouveau toupet n’arrive pas à détourner le sujet principal : ma déprime en boucle.  

Dans le frigo, il ne reste presque plus d’œufs de poules de la ferme. Les œufs que j’avais rapportés de L’Isle-Verte, comme un souvenir éphémère, à renouveler. Je pourrais les séparer en deux, ils dureraient plus longtemps. Je ne sais pas si j’ai le temps. J’ai l’impression que depuis que j’ai du temps, j’ai envie de le combler de rien. RIEN, le mot que je me répète le soir avant de dormir lorsque je suis insomniaque. VIDE, le mot qui accompagne l’autre lorsque je suis fatiguée d’épeler R-I-E-N. 

J’essaie de créer le vide et plus j’essaie de créer le vide, plus il se remplit de rien.

 

 

29 janvier 2022, Maison bleue, Rivière-des-Vases, Kiskotuk « Terres dénudées à marée basse »

 

J’emménage à nouveau dans la maison bleue. Je n’ai jamais trouvé les maisons bleues particulièrement attirantes, mais celle-ci ne me laisse pas indifférente. Elle siège sur le plateau d’une petite montagne, juste au côté du fleuve, juste devant l’île verte. La maison étant entourée d’une grande variété d’arbres, en été, le terrain reste l’attrait principal de cette propriété. On peut y cueillir des petits fruits, des fleurs, des herbes sauvages et y apercevoir différents oiseaux.

La maison bleue, c’est chez moi.

 

 

29 mars 2022, Maison bleue, Rivière-des-Vases, Kiskotuk « Terres dénudées à marée basse »

 

Cet après-midi, vers 14 h, je n’avais rien d’intéressant à faire, j’étais fatiguée de dessiner.

Je suis sortie. 

J’adore marcher en mi-journée, le soleil au zénith me réchauffe. 

Depuis deux jours, le vent pousse dans tous les sens, ça fait siffler la maison. J’adore le vent, sa puissance, mais aujourd’hui, j’ai l’impression qu’il veut m’interrompre.

Après près de 48 heures à l’intérieur du rectangle bleu, je sors enfin. Je descends pas à pas vers le quai. La neige est durcie par les centaines de bourrasques et me soutient vers mon objectif. Mon foulard de laine feutré flotte au-dessus de mon épaule droite. Par à-coups, il me passe au visage. Je ferme les yeux et lorsque je les ouvre, à nouveau le trait coloré navigue vers l’arrière. Mes pas complètent difficilement leur élan vers l’avant, toujours à demi portés. Entre l’héliport et le quai, je me décourage. Je me demande combien de pas supplémentaires j’ai dû faire. J’arrive enfin à me rendre près du panneau touristique au bout du quai. Il me sert de coupe-vent. Dos à l’information, je reprends mon souffle. Au loin, il y a l’Île Ronde et une mince ligne noire salée qui s’étire entre Notre-Dame-des-Sept-Douleurs et l’horizon blanc. La maison bleue à découvert. Les arbres nus et penchés vers le sud-ouest. D’un coup, je fais face au panneau, j’aperçois les visages d’antan. Une photo de femmes et d’hommes qui ont vécu ici, à la Rivière-des-Vases. Des pêcheurs, des agriculteurs, des maîtresses d’école, des mères au foyer. Je ne sais pas si ces gens pouvaient s’imaginer que cette photo d’eux servirait un jour à me protéger du nordet. J’échafaude un texte sur ce que je suis en train de vivre, instant imaginaire, avaient-ils eux aussi le loisir d’errer dans cet univers? Peut-être auraient-ils souri différemment. 

Je suis seule. Il y a peu d’achalandage aujourd’hui, l’héliport est fermé. Je déguste ma solitude. Sans cellulaire ni spectateur, sans attente ni regret, juste moi, la neige, le vent et le chenal qui force pour sortir de son lit.

 

Depuis que je suis à la maison bleue, j’ai hâte aux grandes marées du printemps. 

Depuis que je suis à la maison bleue, j’adore le fond du fleuve.

Et je saisis l’essence de Kiskotuk : « Terres dénudées à marée basse ».  

 

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Originaire de L’Isle-Verte, Mélissa C Pettigrew est née en 1989. Elle travaille en agroalimentaire jusqu’en 2019. Après quoi, elle étudie à temps complet en littérature et en art visuel à l’Université Laval. En 2020, elle remporte la bourse de création littéraire Jean-Sébastien Pontbriand et le concours Ma plume au sous-bois du Moulin la Lorraine. En 2021, elle remporte la bourse de création littéraire Hector de Saint-Denys Garneau. À nouveau bas-laurentienne, elle redécouvre son territoire par la cueillette de trouvailles sauvages. La nature s’avère une source d’inspiration inestimable dans son processus créatif, tant en art visuel qu’en écriture.

 

 

Crédit photo : La hutte est une dentelle @ Mélissa C Pettigrew

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