On retrouve de nombreux parallèles entre le corps humain et l’architecture dans les cultures chinoise, indienne, islamique et juive(1). Ces parallèles s’inscrivent généralement comme des prolongements de l’ordre du cosmos et du divin. D’après l’anthropologue Mary Douglas, dans Modèles corps/maison du monde : le microcosme comme représentation collective : « […] il est évident, d’après une vaste littérature sur le symbolisme des habitats, que les variations sur le thème de l’équivalence entre le corps et l’habitat sont très fréquentes de par le monde. Manifestement, elles sont construites consciemment mais pas nécessairement après délibération. Parfois même, elles ne permettent pas plus de significations cosmiques que la “tête” et les “pieds” de la page dans notre langage(2) ». C’est le cas, par exemple, chez le peuple Lele du Congo, qui inscrit la relation du corps à la maison comme la continuité de ce qui le lie à la grande rivière qui coule sur son territoire. Ou du peuple berbère, chez qui cette relation découle plutôt des points cardinaux(3).
En 1949, le psychanalyste et psychiatre français Jacques Lacan a tenté d’élucider ce rapport fondamental entre l’image de la maison et celle du corps, en décrivant ce qu’il appelle le « stade du miroir(4) ». Ce stade, Lacan le décrit comme le moment où l’enfant, passant par exemple devant un miroir ou une vitre, prend conscience que cette forme qui le regarde, ce reflet, n’est nul autre que lui-même. Le sujet s’identifierait alors à cette silhouette, à ce schéma, à cette structure, par l’entremise de ce que Lacan appelle une image spéculaire. Cette image spéculaire ferait alors passer le sujet d’un monde invisible à un monde visible, en le localisant, en le situant, en lui donnant une certaine consistance. Elle lui permettrait de comprendre qu’il fait partie du monde qui l’entoure, et de se rendre compte que ce monde contient des parties visibles et d’autres, invisibles. C’est un monde avec des limites; avec des dehors et des dedans. À ce moment, le sujet passerait donc d’un monde indifférencié où il était partout et nulle part à la fois, à un monde fait d’espaces singuliers, distincts, séparés, limités : un monde architectural(5).
Mais qu’en est-il lorsque le sujet, alors qu’il est devant l’image spéculaire, fait l’expérience d’un regard défaillant, d’un regard qui, plutôt que de le cerner en une silhouette, passe à travers sans le voir? Selon la psychanalyste Marie-Claude Lambotte, de cette expérience naitrait la mélancolie(6). Le regard du sujet mélancolique traverserait en fait cette forme (ce reflet) comme si elle était transparente, pour aller se perdre dans un ailleurs lointain. Cette expérience rendrait alors le sujet perplexe et l’empêcherait d’intégrer les limites entre son corps et l’environnement immédiat. Comme si ceux-ci se confondaient. Comme si l’image de son corps et celle de l’architecture autour étaient qu’une seule et même chose(7) : un corps-maison(8).
Les images de boites lumineuses aux formes irrégulières qui accompagnent ce texte ont été réalisées entre mars et septembre 2020, dans un monde en pandémie, confiné, désorienté et perplexe; un monde somme toute assez mélancolique. Le mode de fabrication numérique(9) de ces boites lumineuses reprend celui du design contemporain, ainsi que l’esthétique lisse et épurée des fabricants de mobilier d’aujourd’hui. Bois brut et plexiglas colorés brillants et mats s’y mélangent en des personnages faits de formes à la fois abstraites et organiques, joyeuses et festives, à des lieues de ce qui nous vient en tête lorsqu’on pense à la mélancolie. Sauf que sous leurs dehors amusants et lumineux, une sorte de réparation matérielle et symbolique s’opère. Cette réparation, commencée bien avant la pandémie, est celle d’un regard trop souvent défaillant et confus, celle d’un corps trop souvent absorbé par le vide, comme s’il était partout et nulle part à la fois, avalé par son environnement, abasourdi et troublé. Les personnages présentés ici, ces corps-maisons, sont en action, en mouvement, au sortir de la torpeur et de l’engloutissement. Ils ont pris acte de l’hébétude dans laquelle ils sont jetés, avant de se dessiner des contours pour se ramasser et se donner un peu de consistance. Leur posture, à mi-chemin entre introspection et agitation, invite au recueillement, comme des veilleuses dans une chambre d’enfant. De façon rassurante et un peu naïve, ils sont pareils à nous durant cette pandémie : ils jouent à cache-cache pour survivre. Avec l’espoir d’en sortir transformés.
Originaire de Rawdon, l’artiste aime se définir comme étant un chercheur-bricoleur. Au gré des années, il présente son travail en Amérique et en Europe, notamment à L’Écart (Rouyn-Noranda), au Musée d’art contemporain de Montréal, au Musée d’art de l’Université de Bogòta (Colombie) et au Festival international d’art vidéo de Casablanca (Maroc). Auteur, il a publié chez Publications Gaétan Lévesque, Les Éditions L’Interligne, Les Éditions Hurtubise et Chez Leméac.
Publié le 12 novembre 2020
À l'est de vos empires vous prépare une sélection hebdomadaire d'activités culturelles à faire à Québec.