L’œuvre d’Anouk Verviers est un projet web conceptuel intitulé L’Institut pédagogique d’esthétique conversationnelle (« IPEC »). L’IPEC fait suite à son oeuvre collaborative et engagée toujours en cours ayant pour titre : « Au milieu des bureaux empilés ». Cette oeuvre initiale avait pour objet de démontrer que chaque conversation est un acte créatif et que, par les impressions et les sensations qu’elles laissent chez les interlocuteur.rices, les conversations peuvent donner lieu à une expérience esthétique et renferment un potentiel de transformation sociale. Avec l’IPEC, Anouk Verviers a recours au dessin qu’elle avait imaginé dans sa précédente œuvre pour dégager, sous la forme d’un objet esthétique, les structures et les dynamiques de chaque échange. Ce dessin mathématique est le catalyseur à l’origine de la création de l’IPEC. La proposition qu’elle y soumet est audacieuse et un brin irrévérencieuse. L’institut virtuel qu’elle nous propose d’explorer est créé de toutes pièces par l’artiste au moyen de la technique de la modélisation tridimensionnelle (3D) et de la programmation informatique. Il est essentiellement fondé sur deux convictions exprimées dans sa première oeuvre, à savoir que les conversations constituent un lieu privilégié pouvant mener à un changement social et qu’elles peuvent susciter une expérience esthétique.
L’IPEC est une œuvre partiellement conçue comme un pastiche et une satire du domaine scientifique. L’œuvre résulterait d’une frustration éprouvée par l’artiste quant à l’invalidation et la décrédibilisation de la recherche dans le domaine artistique pour le motif qu’elle ne satisferait pas aux codes scientifiques valorisés dans la société actuelle. C’est ce qui a amené Anouk Verviers à s’approprier, avec une pointe d’ironie et d’humour, les codes de la création du savoir scientifique, à les transposer dans son œuvre et à les matérialiser sous la forme d’une structure administrative et corporative socialement valorisée, en l’occurrence un institut de recherche subventionné. Elle en récupère d’ailleurs le design caractéristique et le matériel.
L’artiste est même allée jusqu’à se réapproprier les codes et les lieux communément associés au savoir scientifique dans sa présentation inaugurale de l’IPEC [1]. De fait, elle s’y est présentée vêtue d’un sarrau blanc, s’y exprimant avec superbe, dans un langage volontairement emprunté, et reprenant la terminologie de la recherche scientifique. Elle y a notamment qualifié l’IPEC, avec une grandiloquence moqueuse, de « pôle d’intérêt mondial dans le domaine de la recherche sur l’esthétique conversationnelle ». Sous ce conformisme protocolaire teinté d’ironie se dissimule donc une critique sociale.
Dans son œuvre, l’artiste transporte le public dans un espace méditatif hors du temps, transcendant et surréaliste. La visite s’ouvre sur le bâtiment de l’institut, flottant dans un ciel crépusculaire. Le parcours du visiteur.euse se poursuit dans les bureaux de celui-ci suivant les liens hypertextes qu’il.elle sélectionne. L’intérieur est immaculé et désert. Le comptoir d’accueil et les chaises vides apparaissent sur un fond de musique d’ambiance aseptisée faisant ainsi résonner l’absence de façon étrange. De même, les grondements mystiques, les signaux sonores des appareils et les vrombissements des machines qui fonctionnent sans assistance humaine contribuent à produire une ambiance méditative immersive. Tous ces éléments donnent à l’ensemble une touche vaguement orwellienne et nous disposent à recevoir les témoignages avec ouverture et introspection.
Suivant le lien hypertexte sélectionné, l’espace de bureau s’anime et se présente sous différents angles, voire se dématérialise.
À l’exception de deux cas où l’artiste présente des traces de sa démarche artistique, tous les autres liens hypertextes donnent accès à des témoignages pour la plupart fictifs de personnes faisant état de leurs sentiments résultant de conversations qu’elles ont tenues. Chacun de ces témoignages est accompagné d’un dessin représentant la conversation. Ces dessins sont générés par un algorithme que Verviers a créé à partir de la méthode qu’elle avait précédemment développée dans Au milieu des bureaux empilés. Selon cette méthode, le cercle représente la durée de la conversation. Les interlocuteurs.rices sont réparti.e.s autour de ce dernier et ainsi associé.e.s à un point. Chacune de leurs interventions est représentée par une ligne dont la trajectoire varie selon la nature de l’intervention et son destinataire.
Pour Anouk Verviers, l’affect qui émane de nos conversations fait intrinsèquement partie d’une forme de savoir relationnel et affectif, lequel est central dans sa démarche. Dans son œuvre, l’artiste tente d’exprimer et de communiquer l’affect au moyen de ces témoignages fictifs dans lesquels le visiteur.euse peut aisément se reconnaître. Sa démarche vise à mettre en exergue la structure de la conversation ainsi que les impressions et les sentiments qui s’en dégagent et qui peuvent subsister à la suite de celle-ci.
À l’instar des œuvres précédentes de Verviers, l’IPEC fait une démonstration du potentiel esthétique et révolutionnaire des conversations. Mais plus encore, il s’agit d’une critique sociale à l’endroit de l’invalidation et de la décrédibilisation de la recherche dans le domaine artistique : un tour de force savamment exécuté à partir des codes de référence en matière de savoir.
Virginie Brunet-Asselin
Virginie Brunet-Asselin est une historienne de l’art qui vit et travaille à Québec. Ayant obtenu son baccalauréat à l’Université Laval, elle est actuellement candidate à la maîtrise dans cette discipline. Elle est collaboratrice de Manif d’Art – la biennale de Québec et participe à titre d’autrice au comité d’exposition des étudiants et étudiantes en histoire de l’art. Elle s’est impliquée dans le cycle de conférence Hypothèses en collaboration avec le Musée des beaux-arts de Montréal en participant à la première édition de la baladodiffusion [Annexes]. Tutrice d’histoire de l’art au premier cycle, elle est également auxiliaire d’enseignement et auxiliaire de recherche auprès de plusieurs professeur.e.s d’histoire de l’art de l’Université Laval.
Publié le 16 septembre 2020
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