Down the Rabbit Hole

Spéculations curieuses d’une « soumissionnaire culturelle » égarée

Retour sur l’exposition d’Antoine Lortie : This title is a comment on institutional art

 

Le langage visuel singulier d’Antoine Lortie est tiré d’un vaste éventail de couches temporelles et de référents symboliques qui se superposent en palimpsestes oniriques(1). Dans son univers pictural, l’esthétique du virtuel entre en collision avec celle du décoratif japonais, et des mythologies immémoriales se confondent avec des préoccupations contemporaines. Lorsque son exposition de tableaux prévue à la Galerie a s’est avérée impossible, l’artiste de Québec s’est adapté en un éclair avec une alternative web. Le médium internet lui permet non seulement de contourner les aléas du confinement : il autorise la création d’un parcours hypertextuel en libre-accès, d’un espace interstitiel qui court-circuite tout intermédiaire de diffusion. Il convient aussi de souligner que la transition de l’analogue vers le virtuel (et vice-versa) n’est point étrangère à la pratique de Lortie, même que celui-ci est un fervent usager du langage vernaculaire propre à la culture du net et ses dérivés kitsch.

 

Avant même qu’on n’ait accès à l’exposition, son intitulé proclame haut et fort un leitmotiv(2) à propension critique. Si l’objet de la critique y est explicitement ciblé, l’articulation autoréférentielle de sa dénonciation est de nature plutôt nébuleuse. Comment ce titre formule-t-il un commentaire en soi ? Celui-ci résiderait-il dans son allégeance assumée envers la critique institutionnelle et ses racines conceptuelles ? Dans la forme déclarative de son métadiscours, réminiscente des manifestes avant-gardistes ? Il va sans dire que l’artiste annonce avec transparence les fondements subversifs de son exposition, qui en teintent la réception.

 

De prime abord, le projet se démarque par l’incursion insolite d’un 24 heures d’exclusivité V.I.P. disponible à prix modique sur une plateforme de commerce électronique(3). Visiblement calquée sur l’élitisme intrinsèque des événements-bénéfice des grandes fondations corporatives, cette interface transactionnelle rend obsolète le statut des very important people de par son accessibilité illimitée. L’offre se décline en quatre paliers aux hiérarchies douteuses. Pour asseoir sa domination, on opte pour la version supérieure, le forfait ALPHA. Ironiquement, dans la nomenclature informatique, ce symbole désigne aussi la première phase (inachevée) du développement d’un logiciel. L’esthétique rudimentaire « proto-internet » du portail d’exposition tend effectivement à suggérer la présence d’un chantier en cours, ouvert aux proliférations potentielles.

 

En pénétrant le cyberespace de l’exposition, on apprend que six expériences distinctes s’offrent à nous: Bestiaire (a), Pitch (b), CV (c), Veronica’s Viel (d), Dark Throne (e) et Labyrinthe (f). Le Bestiaire (a) dévoile trois sculptures virtuelles en modélisation 3D. Naguère reléguées aux coulisses préparatoires de réalisations picturales, ces images de synthèse sont désormais exposées en tant qu’œuvres à part entière. On reconnaît dans Sangsue le personnage emblématique de l’univers visuel de Lortie. Cette figure humanoïde se distingue par son corps lisse et reluisant comme du latex, et par ses disproportions morphologiques extraterrestres. Sectionné au niveau de la poitrine, le buste renvoie à l’histoire de la sculpture tout en passant pour un produit de luxe en vente sur son socle rotatif, en clin d’oeil aux codes de la marchandisation. Le protagoniste semble en pleine adoration devant une divinité rutilante qui nous échappe. Ses supplications seraient-elles provoquées par l’affliction abjecte de sangsues sur sa peau, une possible allégorie de l’opportunisme parasitaire que représente l’organe institutionnel ?

Antoine Lortie, Sangsue, 2020

Le second portail Pitch (b) donne accès à l’image numérique Boring Butterfly. À l’instar de Sangsue, les personnages y flottent dans l’espace abstrait d’un ciel bleu nuageux avec ses nuées roses à la vaporwave. Armés d’attributs propres à l’iconographie eschatologique(4) de l’ultime Guerre des anges de l’Apocalypse, ceux-ci s’affrontent en duel épique à saveur manga. Lortie puise ici dans l’imaginaire fantastique de Final Fantasy, une série de jeux vidéo axés sur les rébellions de héros contre les forces économiques, politiques ou religieuses qui exercent leur domination néfaste sur le monde. La dimension métaphorique du combat dépeint dans Boring Butterfly miroiterait-elle la posture de l’artiste face aux pouvoirs hégémoniques qui régissent ses conditions de travail ?

Antoine Lortie, Boring Butterfly, 2020

La troisième proposition, CV (c), est une reproduction photographique d’une reproduction picturale du curriculum vitae de l’artiste. Unique pièce de l’exposition munie d’une existence matérielle, cette aquarelle reprend minutieusement chacun des détails du document d’origine. L’artiste reconnaît ainsi la valeur iconique du curriculum vitae, son statut d’interface en tant que point de jonction entre lui et l’institution. Sa transposition au médium pictural lui confère une épaisseur réelle et conceptuelle, une densité propre au delà du simple fichier interchangeable. Loin d’être générique, le CV de Lortie pullule d’interventions en surface caractéristiques de l’esthétique kawaii(5). Derrière ses apparences frivoles, le kawaii incarne un désir d’évasion des angoisses contemporaines : il communique une joie insouciante tout en dotant d’intérêt et d’affection des objets de commodité qui passeraient autrement inaperçus. En contemplant ce CV insolite, on s’imagine qu’il doit assurément détonner parmi les autres soumissions envoyées aux jurys.

Antoine Lortie, CV, 2020

Bien qu’il expérimente avec divers outils technologiques pour décloisonner sa pratique à l’aune du numérique, Lortie se revendique avant tout de la peinture. Son approche métadiscursive questionne le médium et son histoire, s’inscrivant dans la lignée de la tradition picturale occidentale. Veronica’s Veil (d) renvoie au mythe néo-testamentaire d’une image acheiropoïète à l’effigie du Christ apparue miraculeusement sur le voile de Sainte Véronique. Cette relique sacrée fût reproduite à outrance jusqu’à atteindre le statut d’icône dans l’imaginaire chrétien. Lorsqu’on clique l’hyperlien pour accéder à la pièce de Lortie, on se retrouve pourtant devant le portrait déconcertant de la jeune Cédrika Provencher, repeint à la main sur une tablette graphique. Hypermédiatisé au fil des années jusqu’à être chargé d’une aura iconique, ce portrait macabre transcende lui aussi le régime des images séculières.

Antoine Lortie, Veronica’s Veil (suaire), 2020

Dark Throne (e) relève encore d’un écrasement conceptuel entre l’iconographie religieuse et les codes de la culture contemporaine. Vraisemblablement élaborée à partir d’un logiciel de création de jeu vidéo, l’image sur fond de gazon pixelisé est dessinée par l’accumulation excessive de minuscules personnages et d’objets issus de l’univers Nintendo. Sorte de calligramme informatique, l’esthétique low-tech de l’ensemble rappelle l’art ASCII(6). Le curseur en loupe permet de scruter de près le foisonnement des scénettes miniatures – évocatrices du Jardin des délices de Jérôme Bosch – ou de prendre le recul nécessaire pour en déchiffrer l’ensemble. Les traits gothiques y dessinent le logo du groupe métal Darkthrone, avec ses embranchements rhizomiques qui émanent d’un pentagramme satanique. Rappelons que, dans l’héritage symbolique occidental, le trône désigne par métonymie les assises du pouvoir politique.

Antoine Lortie, Dark Throne, 2020

L’instance politique que cherche à détrôner Lortie, c’est l’institution artistique et son appareillage administratif. Selon lui, la gestion étatique de l’art engendre la bureaucratisation aliénante de la création. Le sixième et dernier portail de son exposition nous plonge justement dans les profondeurs abyssales du Labyrinthe (f) complexe que peut représenter l’accumulation infinie de dossiers et de demandes de subvention. L’ouverture successive des centaines de dossiers aux arborescences fractales mène à une désorientation certaine. On s’engouffre aveuglément dans l’expérience avec une méfiance craintive, parcourant les innombrables fichiers vides (manifestes de la vacuité inhérente au système en place ?); les documents de travail (incluant les notes préparatoires à cette exposition, une mise en abyme cocasse); et les incursions artistiques inattendues (dont un skin Minecraft pour le modèle parfait du « soumissionnaire culturel », des vidéos énigmatiques et l’appropriation osée du fameux texte contestataire de David Dulac). En partageant ainsi ses dossiers avec transparence(7), Lortie accroît leur réception normalement réservée au secret du jury. De cette manière, il rend visible le travail invisible qui dévore malgré lui son temps de création.

Antoine Lortie, Appropriation du texte de David Dulac, 2020

À l’instar de ses œuvres et fidèles à son impératif de transparence, les statuts Facebook de Lortie sont devenus pour lui une sorte de tribune publique à partir de laquelle il met en exergue les failles structurelles et idéologiques de l’institution. Il y déplore les contorsions artistiques occasionnées par les programmes de financement aux conditions trop rigides(8); il reproche à l’état d’avoir dénaturé la création par l’imposition de dynamiques néolibérales mercantiles(9); et il critique les pratiques dites « institutionnelles », qui font consensus auprès des instances décisionnelles du monde de l’art(10). Les points de friction énoncés découlent de l’incapacité étatique à saisir le statut de l’artiste dans toute sa complexité, d’où son entrée de force dans la catégorie mésadaptée de l’entrepreneur-chercheur. Le discours réfractaire qui sous-tend l’ensemble de This title is a comment on institutional art atteste de l’intégration profonde et irrévocable de ces frustrations cumulées dans la pratique de Lortie.

 

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<p><b>Dénonciations complétées.

<br>Solutions encore en version ALPHA.</b></p>

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Michelle Drapeau est une historienne de l’art et commissaire originaire de Moncton (NB) et basée à Québec. Commissaire adjointe de Manif d’art – La biennale de Québec depuis sa neuvième édition, elle compte à son actif des expériences à titre de conservatrice adjointe de l’art actuel au MNBAQ; coordonnatrice du Symposium international d’art contemporain de Baie-Saint-Paul; et coordonnatrice aux communications et aux développements de l’OEil de Poisson, entre autres. En tant que commissaire, elle a notamment signé le parcours d’art public permanent Images Rémanentes à Moncton et elle assure la programmation des expositions dans les bibliothèques de Québec. Michelle Drapeau est présidente de la Foire en art actuel de Québec et directrice de la production d’À l’est de vos empires.

 

 

 

1) Le concept de palimpseste renvoie ici aux objets qui révèlent la superposition de textes en couches surajoutées ou qui entretiennent une relation implicite de coprésence avec d’autres objets du passé. En renvoyant à des références antérieures, l’œuvre d’art palimpsestuelle propose une réactualisation des formes préexistantes (Laurent Olivier, « Palimpsestes et objets-mémoire », dans Le sombre abîme du temps: mémoire et archéologie, Paris, Seuil, 2008, pp. 193-219.).
2)Emprunté à l’allemand, le leitmotiv désigne une « idée qui revient sans cesse dans un discours, une oeuvre, une conversation, etc. » (Larousse).
3) L’artiste avait placé les forfaits en vente sur Gumroad, une plateforme de e-commerce pour les créateurs de contenu numérique.
4) L’eschatologie concerne les discours théologiques relatifs à la fin des temps.
5) Proéminente au Japon, cette imagerie commercialisée du cute se distingue par les couleurs pastel, la surenchère décorative et la personnification mignonne d’objets et d’animaux. Elle serait même à l’origine des émojis qui ont irrévocablement intégré le langage au XXIe siècle.
6) L’art ASCII (American Standard Code for Information Interchange) désigne des dessins informatiques réalisés à coups de lignes de caractères de base.
7) Les dossiers de l’artiste sont même accessibles en tout temps sur son propre site web via l’onglet Crystal Clear Culture.
8) Antoine Lortie, « L’art contemporain québécois est plafonné et déformé par ses circonstances de financement. », Facebook, (1 avril 2020).
9) Antoine Lortie, « Sur le RCAAQ, on dirait que tu te magasines une carrière comme une boîte de pâtes spaghetti. », Facebook (29 janvier 2020).
10) Antoine Lortie, « L’art institutionnel est en parfait parallélisme structurel avec l’académisme du début du siècle dernier. That’s just it. L’académisme imposait un comportement formel, l’institution publique impose un traitement bureaucratique. Les deux sont des formes d’autorité extérieures à la création. », Facebook (1 avril 2020).

Publié le 14 mai 2020

 

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