Lettre à Kaël

Un texte d’Alix Paré-Vallerand

 

 

Cher Kaël,

 

Je t’écris car ton Almanach synesthésique d’une année sans trop de lumière me hante, c’est une bonne journée pour manger une queue de castor bien sucrée avec vue sur le boulevard Champlain, me dis-je, je sirote mon café noir, la circulation est fluide, depuis peu, les nuits sont plus froides, je reprends mes esprits (ou presque), quelques motorisés de fin de semaine grondent, je me trouve à la limite du kitsch, je suis dans une de tes aquarelles que j’espère vendre à prix de fou sur la rue du Trésor, j’observe un couple se prendre en photo avec vue sur le fleuve, il y a quelques mois, en 2019, je crois, près de la traverse Québec-Lévis, une femme immigrante est morte happée par un camion, elle se tenait sur le trottoir comme il se doit, au tournant, le chauffeur d’une semi-remorque ne l’a pas vue, elle est décédée dans un angle mort coincée par une clôture, je te jure, tu ne remarquerais même pas le mémorial quelques fleurs artificielles pâlottes, un écriteau abîmé par la pluie et le soleil, on ne distingue que quelques mots, le plus frustrant là-dedans c’est que le trottoir n’a jamais été élargi, une honte, cette parcelle du boulevard Champlain me rapproche de la mort, le corps n’est plus qu’un autre projectile écrivait Daniel Bélanger, Kaël, penses-tu parfois à ta mort, à ta postérité, récemment, sur les ondes du diffuseur public, le cinéaste Xavier Dolan se demandait sincèrement s’il serait en mesure de produire des films dans un futur rapproché, cette affirmation semble farfelue, l’est-elle vraiment si l’on considère les changements climatiques à venir, ici à Québec, ces jours-ci, on rase des arbres pour construire un tramway, on élargit les autoroutes au nom d’un réseau de transport en commun structurant, Saint-Roch est un shitshow de cônes orange, les automobilistes se plaignent d’être pris en otage, je bois leurs larmes de conducteurs, leurs larmes de métal avec lesquelles j’arrose mes bégonias le soir, la tristesse des banlieusards meurtris j’en fais du purell, sad react only, tandis que les cyclistes et les piétons se faufilent de peine et de misère dans cette scène digne du film Koyaanisqatsi, un far-ouest piétonnier, mon amie Catherine traverse la rue avec sa poussette, elle a peur de voir sa famille décimée par un automobiliste n’ayant pas fait son arrêt obligatoire, réjouissons-nous, si la tendance se maintient, nous pourrons bientôt nous faire cuire un œuf miroir sur le tarmac du boulevard Dorchester avant d’aller s’acheter le prochain vinyle d’Hubert Lenoir à la Société des loisirs, une bonne galette locale, fraîchement pressée, d’ici là, je prie pour voir de mes yeux l’ouverture de la nouvelle bibliothèque Gabrielle-Roy, blanche immaculée, tout droit sortie des entrailles de la ville, s’il te plaît Kaël, promets-moi que le chantier ne s’éternisera pas, quelque part en 2023, tu sais, j’aurais l’âge du Christ, j’espère que j’aurai payé mes frais de retard, comme une adulte responsable, les haut-parleurs de la bibliothèque cracheront Take Five un peu avant la fermeture, on ira prendre un café à la Brûlerie Saint-Roch, tandis que d’autres usagers s’en retourneront dans leur maison de chambres pleine de rats, on réinventera le monde en buvant du café filtre trop cher, on jasera de tout et de rien, tu me dessineras ta journée comme tu sais si bien le faire, j’écrirai sur la ville, avec insolence, décrire le soleil sur les façades des commerces à l’heure dorée, à prendre comme une main tendue, une réconciliation  – un espoir de canopée.

 

Amitiés,

Alix

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Ce texte est issu du projet Québec en synesthésie, une exposition extérieure multisensorielle qui mélange les arts visuels, la musique et la poésie.

 

Le projet est soutenu par l’Entente de développement culturel de la ville de Québec, et a été rendu possible grâce à la participation de nos partenaires, Le Pantoum, Boîte Béluga, Avatar et L’Oeil de Poisson.

 

 

Alix Paré-Vallerand marche beaucoup : son podomètre en témoigne. En 2019,  elle fut lauréate d’une bourse de création Première Ovation pour la rédaction d’un premier recueil de poésie. En 2020, Alix anime le Cercle des auteurs de la relève chapeauté par la Maison de la littérature. Elle vit et écrit en Basse-ville de Québec.

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À l'est de vos empires vous prépare une sélection hebdomadaire d'activités culturelles à faire à Québec.